Le dimanche 12 novembre 2017 à 22h35, France 5 diffusera le documentaire inédit « Conjurer la peur ».
Que peut apprendre à notre époque minée par l’inquiétude et le doute une fresque politique peinte sur trois murs du palais communal de Sienne, il y a presque huit siècles ? C’est la question que le réalisateur Ivan Butel est allé poser à l’historien Patrick Boucheron et à quelques autres intervenants. De Paris à Sienne, en passant par New York, se dessine une topographie de nos peurs contemporaines, mais aussi l’histoire séculaire de la démocratie toujours menacée et toujours à défendre.
Toutes ces voix qui vont répétant que notre monde a basculé, est en train de basculer, va basculer, quand cela a-t-il commencé exactement ? Le 11-Septembre était-il un premier signe ? Un dernier avertissement ? Ou bien était-ce déjà trop tard ? Scènes de guerre de plus en plus proches et familières, hommes en armes arpentant les rues, les aéroports ou les cours d’écoles, menaces totalitaires, montée de l’obscurantisme, attaques terroristes, cohortes de réfugiés, séductions autoritaires… la peur s’est installée dans nos sociétés occidentales. Difficile d’oublier ce président, blême, avouant le soir du 13 novembre 2015 : « Il y a effectivement de quoi avoir peur. Il y a effroi. » Mais est-ce le monde qui a changé ou bien la foi en un avenir commun qui l’a déserté ?
En 2013 paraissait aux éditions du Seuil Conjurer la peur : essai sur la force politique des images, un ouvrage d’histoire consacré à la célèbre fresque dite « du bon gouvernement » – peinte en 1338 par Ambrogio Lorenzetti sur les murs du palais public de la république de Sienne à la demande des neuf sages qui gouvernaient la cité –, à ses nombreux échos et à sa « puissance d’actualisation » dans la société d’aujourd’hui. Son auteur, Patrick Boucheron, était alors un historien en pleine ascension académique : professeur à la Sorbonne, il sera élu professeur au Collège de France deux ans plus tard. Ce spécialiste de l’Italie médiévale n’a jamais craint de se laisser « percuter » par le contemporain. Il sera servi. Après les attentats de janvier et novembre 2015, son livre se met à résonner au-delà de son intention initiale. Patrick Boucheron se voit sollicité dans les débats qui interrogent notre époque déboussolée. S’il s’y prête de bonne grâce, ce n’est cependant pas sans une certaine inquiétude : « Ce n’est quand même pas bon signe, qu’on attende la parole d’un historien aujourd’hui, pas bon signe sur ce qu’on est… »
La fresque de Lorenzetti se compose de trois parties. Sur un mur central sont mis en scène, sous la forme de personnages allégoriques, les principes qui doivent guider tout bon gouvernement : Justice, Concorde, Paix, Équité… Deux murs latéraux se font face. Sur l’un, voici les effets de ce bon gouvernement : la vie quotidienne paisible et heureuse, à la ville comme à la campagne, de la cité gouvernée selon le bien commun. Sur l’autre, voilà les mêmes lieux en négatif et les effets du mauvais gouvernement : des mercenaires dévastant un village, des campagnes désolées, survolées par Timor (la peur), une femme ébouriffée et diabolique symbolisant l’effroi et la mort.
Dans sa beauté à la fois évidente et cryptée, l’œuvre de Lorenzetti se prête à mille lectures et usages : réservoir inépuisable d’images (de « visuels ») pour iconographes en mal d’inspiration, prétexte à spectacles en son et lumière destinés aux touristes, sujet d’études pour les historiens, etc. Une surexposition qui risque souvent d’affaiblir la force politique de ces trois pans de murs. Car il s’agit bien d’un traité politique en images, qui exalte moins la démocratie qu’il ne met en garde contre ce qui la menace alors (et toujours). Commandée par le pouvoir communal dans un moment où s’amoncellent les premiers nuages au-dessus de la cité (dont le gouvernement sera renversé en 1355), la fresque de Lorenzetti est un avertissement : elle fait voir que la démocratie est fragile. Et si l’on ne peut regarder en même temps les deux murs latéraux, c’est qu’il faut choisir : la paix ou la guerre, la prospérité ou la dévastation. Et si la Paix n’est guère triomphante et a même l’air bien mélancolique, c’est que la Tyrannie (voir photo ci-dessus), avec son air plus bouffon qu’inquiétant, n’est pas sans séduction. Patrick Boucheron, par provocation, se plaît du reste à superposer à cette « bille de clown » certains de ses avatars contemporains, Silvio Berlusconi ou Donald Trump, notamment…
Aussi, le message du peintre siennois est-il clair. La corde qu’il fait passer d’un mur à l’autre joue sur les mots (corde, accord, accorder…) tout autant que sur les images : elle relie la Justice à la Concorde (munie de son rabot égalisateur qui est d’abord un rabot fiscal, celui de l’impôt !), puis au vieil homme barbu qui symbolise l’intérêt général. Patrick Boucheron : « “Si vous voulez la paix”, dit Lorenzetti aux gouvernants comme aux citoyens, “alors soyez justes”. La fresque dit l’histoire en train de se jouer. C’est comme si elle nous prévenait à travers le temps. » Sans doute cette histoire-là n’a-t-elle jamais cessé de se jouer.
Source : France 5